Les moulins à vent firent leur apparition en France aux alentours du 10ème siècle, ramenés par les croisés revenant d’Orient. Cependant, ils n’apparaissent en Beauce que bien plus tard, vers le 12ème siècle.
À cette époque, les meuniers écrasaient simplement le blé sous la meule et livraient la mouture telle quelle. Le client devait tamiser la farine à la main pour séparer le son. Par la suite, de nouveaux tamis furent développés, capables d’éliminer les poussières, les petites pierres et les mottes de terre. Enfin, les bluteries firent leur apparition dans les moulins, permettant de séparer la farine du son de manière automatisée.
D’une manière générale, les meuniers d’autrefois jouissaient d’une mauvaise réputation. Plutôt que de recevoir un salaire fixe, ils effectuaient un prélèvement en nature sur les sacs de grains, appelé « l’envolage », représentant environ 5% de la quantité reçue. À cette époque, sans balances précises, le grain était mesuré dans un récipient appelé « setier », une ancienne unité de mesure de capacité, dont la valeur variait selon les régions.
Ces pratiques entraînaient souvent des abus et des querelles, car les clients trouvaient étrange que la quantité de farine soit toujours inférieure à celle du grain apporté. L’arrivée des balances et diverses ordonnances tentèrent de réglementer ces pratiques, en recommandant le paiement en argent – soit 12 deniers par setier – et en précisant que le poids de la farine devait correspondre à celui du grain, avec une déduction de deux livres pour les déchets. Cependant, ces règles furent peu observées.
En 1866, Alphonse Daudet, dans ses célèbres « Lettres de mon moulin », fait écho à la mauvaise réputation des meuniers. Il évoque ainsi le curé de Cucugnan confessant un meunier en déclarant : « Samedi le meunier !… ce n’est pas trop d’un jour pour lui tout seul. »
Le moulin de Levesville vit le jour au 15ème siècle. La plus ancienne mention du moulin se trouve dans les saintes écritures des moines de Saint-Pères de Chartres. Ces derniers acceptèrent de louer une parcelle de terre à Étienne Bourgevin, marchand et laboureur à Abonville. La condition imposée par les moines était claire : le locataire devait y construire un moulin à vent.
Cette parcelle, appelée « La Pointe », appartenait aux moines du prieuré d’Abonville. Elle était située aux Ormetaux, entre deux chemins : l’un reliant Levesville à Abonville, l’autre reliant les Ormetaux à Janville. Il est fort probable qu'Étienne Bourgevin respecta cet engagement, car l’emplacement de cette parcelle correspond parfaitement à l’emplacement actuel du moulin.
La location de la terre était fixée à cinq sols par an et était de nature perpétuelle. Ce type de contrat, appelé « bail à rente », permettait à Étienne Bourgevin d’obtenir le titre de propriétaire du moulin après remboursement du prix convenu pour celui-ci.
Cette année-là, un marché fut conclu entre Dame Sarra de Maillot et François Froc, marchand de bois à Chilleurs, pour la fourniture des bois nécessaires à la construction d’un moulin à vent. Le prix convenu était de 1300 livres.
L’année suivante, le moulin, bâti à neuf, fut réceptionné et mis en service par François Froc, produisant désormais de la farine de blé.
Le moulin fut entièrement reconstruit à neuf, marquant une étape importante dans son histoire.
À partir de cette époque, les moulins à vent se multiplièrent. En Eure-et-Loir, on en comptait 150 au moment de la Révolution, 224 en 1802, et 300 en 1832.
Cette augmentation du nombre de moulins était probablement due au fait que les meuniers pouvaient acquérir ou faire construire des moulins plus facilement qu’avant la Révolution.
Le personnel du moulin se composait généralement de deux personnes : le meunier, qui habitait souvent à proximité, et un garde-moulin, présent en permanence sur place pour surveiller les opérations.
Au 19ème siècle, le meunier jouissait d’une certaine estime sociale. Il avait le prestige d’un homme capable de faire tourner le moulin, surtout par les grands vents d’ouest. De plus, à force d’observer le ciel, il jouait le rôle de météorologiste. Les villageois venaient souvent lui demander : « Puis-je couper mon foin ? Crois-tu que le temps va se maintenir ainsi quelques jours ? ». Et il se trompait rarement.
Le 13 février 1862, le moulin fut acquis par Léon Louis Augustin Barbier, meunier à Levesville, et Florentine Lenoir. L’achat fut officialisé devant maître Fasquelle, notaire à Janville.
L’acquisition comprenait le moulin à vent, situé sur une parcelle de 4 ares et 70 centiares, ainsi que 11 pièces de terre totalisant 4 hectares, 3 ares et 4 centiares. Le prix de l’ensemble fut fixé à 10 800 francs.
La famille Barbier fut meunière de père en fils : 1863 Léon Louis Augustin → 1890 Albert → 1917 Marcel → 1930 Germain → 1939 Fernand.
Lorsque le premier d’entre eux, Léon Louis Augustin Barbier, acheta le moulin, celui-ci était encore équipé d’ailes en toile. Fort de son expérience comme meunier à Artenay, où les moulins étaient déjà dotés d’ailes à planches, il décida d’implanter ce système révolutionnaire sur son moulin.
Le système des ailes à planches, inventé par l’ingénieur Berton vers 1840, représentait une véritable révolution pour les meuniers. Il permettait de commander l’ouverture ou la fermeture des ailes du moulin pendant son fonctionnement.
Le maçon Stanislas Lasne réalisa des modifications importantes : il suréleva le socle de pierre de 1,30 mètre et construisit une resserre en pierre sous le moulin. Des ailes à neuf planches furent installées. Le monte-sac, dont l’aplomb tombait sur la toiture de la resserre, fut déplacé, tout comme la porte et l’escalier intérieur, dont on peut encore voir les montants aujourd’hui.
À cette époque, le moulin était encore équipé de bluteries : des cylindres inclinés en lattes de bois, recouverts de soie, à travers lesquels la farine était tamisée. Deux bluteries se trouvaient sous les meules, et le son tombait à l’extrémité en fin de parcours. Un nettoyeur pour le blé, appelé tarare, était situé près du monte-sac en haut. Entraîné par une grande poulie, il permettait d’enlever la balle et la poussière.
À la fin du 19ème siècle, depuis le sommet du moulin de Levesville, on pouvait apercevoir sept moulins dans les environs. Malheureusement, beaucoup d'entre eux ne résistèrent pas au poids des ans et disparurent au fil du temps.
Voici quelques exemples marquants : - Le moulin de Mérouville fut abattu par une tempête en 1956. - Celui de Gouillons fut démoli le 21 janvier 1958, à la suite d’un remembrement. - À Louville-la-Chenard, deux moulins disparurent : le premier vers 1916 et le second vers 1925. - Le moulin de Mérasville fut détruit en 1920. - À Fresnay-l’Evèque, il y en avait deux : le premier sur la route de Janville fut détruit vers 1900, et le second, appelé « Le moulin de Bauvois », tourna jusqu’en 1925. - Le deuxième moulin de Levesville, situé sur la route de Bonvillette, appartenait au père Legros et fut détruit en 1882. - Enfin, le moulin de Châtenay fut démonté en 1964 et remonté à Talcy, dans le Loir-et-Cher. C’était un moulin équipé d’ailes en toile.
Lorsque ces moulins étaient détruits, les meuniers des environs récupéraient souvent leurs pièces. Par exemple : - Une meule du moulin de Mérouville se trouve aujourd’hui au moulin de Levesville. - Le frein à main du rouet provient du moulin de Mérasville. - Deux ailes viennent du moulin de Louville.
En 1908, André Lasne, alors âgé de 10 ans, se souvenait d’accompagner ses parents au moulin pour y porter des sacs de blé. Ces sacs, pesant chacun 100 kilos, étaient ensuite transformés en farine et livrés chez le boulanger.
À cette époque, le paiement du pain se faisait de manière originale. Lorsque les clients venaient chercher leur pain, ils ne payaient pas immédiatement. Le boulanger faisait une encoche sur deux morceaux de bois, appelés « coches », l’un pour lui et l’autre pour le client. Le règlement en argent s’effectuait à la fin du mois.
Mais écoutons André Lasne raconter une anecdote de sa jeunesse : « Un jour, au moulin, j’avais dans les 17 ans. J’ai pris deux sacs de blé de 100 kilos, un sous chaque bras, et je les ai portés dans la charrette. »
Une véritable illustration de la force et de l’endurance des rudes gaillards de l’époque.
Aux alentours de 1910, les meuniers furent confrontés à de nombreux défis dus à l’essor des minoteries industrielles. Ces nouvelles infrastructures entraînèrent une série de tracasseries administratives et législatives pour les meuniers traditionnels.
Parmi les lois adoptées, l’une interdit l’installation d’un moulin à moins de 40 mètres d’une route ou d’un chemin. L’argument principal était que l’ombre des ailes pouvait effrayer les chevaux. À elle seule, cette loi contribua à la disparition de nombreux moulins dans les plaines.
Par la suite, d’autres restrictions apparurent, telles que des taxes sur les ailes et, dans certaines régions comme la Beauce, une interdiction totale de produire de la farine de blé. Ces mesures mirent les meuniers dans une situation précaire.
Si un meunier, faute de travail ou en raison de son âge, abandonnait son moulin, il ne pouvait pas simplement le laisser en l’état. Il devait mutiler le moulin de ses ailes, souvent faute de moyens pour payer les taxes.
En 1917, après le décès de Barbier Albert, le moulin passa à son épouse Pauline. Parmi leurs trois fils, Marcel, l’aîné, fut désigné pour reprendre le travail au moulin. Peu de temps après, il partit accomplir son service militaire, mais il fut rapidement démobilisé en tant que fils de veuve cultivatrice. De retour au moulin, Marcel, joyeux et plein de bonne humeur, transforma le moulin en lieu de rencontres et de distractions pour les habitants.
Un ancien charretier de 80 ans se rappelle : « C’était en 1925, parfois, le soir après la soupe, nous allions voir Marcel dont le moulin tournait. Nous apportions un litre de vin acheté 3,50 F (soit trois centimes et demi d’aujourd’hui) chez Bigot, l’un des deux cafés du village. Puis nous passions la soirée à boire et à bavarder avec Marcel pendant que le moulin tournait. »
Un autre charretier raconte : « On allait passer le dimanche au moulin, il y avait du monde et une sacrée ambiance. »
Marcel avait aussi aménagé une petite chambre, faite de planches, à gauche en entrant. Cette pièce servait de lieu de repos pour le garde-moulin lorsque le patron travaillait la nuit. Dans la tourelle, les sacs de farine s’entassaient. Pour les identifier, Marcel utilisait un système ingénieux : il plantait un clou avec un carton portant le nom du client directement sur le sac.
Marcel fit tourner le moulin de Levesville jusqu’à l’âge de 34 ans. En 1930, il quitta le moulin pour travailler au moulin de Saint-Piat, près de Maintenon.
En 1930, après le départ de son frère Marcel, Germain Barbier, qui avait souvent travaillé à ses côtés, reprit le moulin. À cette époque, les fermes abondaient d’animaux domestiques, et de nombreuses familles élevaient un cochon. La mouture destinée aux animaux était donc très demandée, et il fallait parfois moudre jusqu’à une heure avancée de la nuit.
Par les doux vents du soir, Germain laissait tourner le moulin et rentrait dîner chez lui avant de reprendre le travail. Le rendement atteignait environ 10 à 12 quintaux par jour par bon vent.
Les usagers apportaient leurs sacs de grains au moulin, empruntant une route empierrée et cahoteuse, qui ne fut goudronnée qu’en 1939. Parmi eux, Anselme Bordier, cultivateur à Abonville, fréquenta le moulin de 1930 à 1955, sauf durant la Seconde Guerre mondiale, où il fut prisonnier en Allemagne pendant quatre ans.
Anselme arrivait avec son cheval et une charrette, portant des sacs de grains pesant 50 kilos, qu’il trouvait « moins lourds ». En arrivant, il attachait son cheval à un anneau en fer scellé dans le mur de la tourelle, puis déchargeait les sacs d’avoine, d’orge et parfois de blé, appartenant à différents cultivateurs.
En général, on pratiquait l’échange : un sac de grain contre un sac de mouture, car le vent pouvait manquer. L’avoine était aplatie pour les chevaux, l’orge écrasée sous les meules pour nourrir les cochons, poules, canards, et autres animaux. Les sacs de mouture étaient descendus par un escalier, dépourvu de rampe, permettant un chargement à hauteur pour les charrettes.
Anselme appréciait venir au moulin, surtout les jours de pluie, où il ne pouvait travailler aux champs. Parfois, plusieurs cultivateurs se retrouvaient au moulin, échangeant de longs bavardages, parfois interrompus par des chevaux qui se battaient et qu’il fallait séparer.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, Germain et Fernand Barbier furent mobilisés. En 1940, Germain fut fait prisonnier par les Allemands, tandis que Fernand put rentrer à Levesville et prendre la succession de son frère. Il devint ainsi le dernier meunier du moulin.
Pendant l’occupation, les Allemands surveillaient étroitement les moulins, et la farine de blé était encore plus interdite en raison du rationnement du pain. Cependant, en cachette, Fernand continuait à écraser un peu de blé, tout en gardant un œil par la fenêtre pour ne pas être surpris. Lorsque les Allemands arrivaient pour contrôler, il versait rapidement de l’orge dans la trémie pour cacher le blé et dissimulait la mouture.
Roland Bordier se souvient : « Pendant la guerre, je partais par les chemins du moulin avec la charrette et le cheval, dans la nuit, sans lumière à travers champs. J’emportais un sac de blé à moudre, de préférence une nuit avec du vent, car les Allemands ne faisaient pas de contrôle la nuit. Fernand serrait bien les meules pour obtenir une mouture plus fine. La farine n’étant pas tamisée, elle était remise au boulanger qui en faisait de superbes pains de campagne. »
La meilleure mouture, selon Roland, était obtenue avec des meules usées, c’est-à-dire avant leur rhabillage. Une fois la mouture récupérée, Roland repartait rapidement pour ne laisser aucune trace de blé dans le moulin.
Fernand vivait au moulin avec son compagnon fidèle, le chat du moulin. Ce dernier profitait d’une vie paisible, jouant avec les souris et dormant, bercé par le tic-tac des ailes. Fernand lui apportait chaque jour sa nourriture, suspendue dans une boîte de conserve attachée au guidon de son vélo. En automne, Fernand partait chasser autour du moulin, laissant celui-ci tourner, mais toujours en gardant un œil attentif sur les ailes.
Dans les années 1970, Fernand continuait de se rendre au moulin chaque après-midi, même les dimanches et jours de fête, toujours fidèle à sa routine. Il faisait le trajet à vélo, portant avec lui tout le nécessaire pour entretenir le moulin.
À son arrivée, il orientait le moulin face au vent. Dès que les conditions étaient favorables, il desserrait le frein du rouet et ouvrait les ailes, permettant ainsi au moulin de tourner majestueusement.
Fernand se postait alors à l’étage des meules, observant par la fenêtre l’approche de quelques visiteurs curieux. Avec gentillesse, il leur offrait une démonstration de la mouture, partageant avec eux sa passion et son savoir-faire.
Le point de départ de la sauvegarde du Moulin de Levesville fut la conférence de presse organisée le 22 octobre 1978 à la mairie du village. Sous l’initiative de l’ARAM BEAUCE et la présidence de Pierre Lasne, maire de Levesville, l’Association de Sauvegarde du Moulin à Vent de Levesville fut créée pour préserver ce patrimoine historique.
Fernand Barbier, l’actuel meunier, ne pouvant faire face aux réparations trop coûteuses, décida de faire don de son moulin à la commune pour un franc symbolique. Cependant, il conserva la jouissance de la propriété pour le reste de sa vie.
En 1981, l’état de santé de Fernand Barbier s’aggrava, nécessitant son hospitalisation. Il quitta définitivement son moulin, mettant fin à une vie dédiée à ce lieu emblématique.
Le 1er septembre 1985, Fernand s’éteignit à l’âge de 79 ans, laissant derrière lui un héritage unique et une histoire profondément enracinée dans la vie du village.
Pour honorer la tradition des meuniers, les ailes du moulin furent mises en croix, tournées vers la maison du meunier, un dernier hommage à celui qui avait si longtemps veillé sur le moulin de Levesville.
Le 8 septembre 1988, le moulin de Levesville fut officiellement classé comme Monument Historique. Cette reconnaissance marqua une étape importante dans la préservation de ce patrimoine unique, témoin de l’histoire et des traditions de la région.
Aujourd'hui, l'Association de Sauvegarde du Moulin assure l’entretien et le fonctionnement du moulin. Elle organise son ouverture au public pour des visites commentées, planifiées ou sur rendez-vous, permettant à chacun de découvrir ce patrimoine exceptionnel.
Chaque année, le deuxième samedi de juin, le moulin accueille la Fête du Moulin, un évènement emblématique à rayonnement régional. Cette fête rassemble de nombreux visiteurs ainsi que des exposants de véhicules et matériels agricoles anciens, créant une atmosphère festive et mémorable.